Marcus passa le portique, salua le gardien, grimpa le demi-étage et, sur le palier, tira les clefs de sa poche. Le studio sentait encore le savon. En refermant la porte, le sol craque. Un papier sous sa chaussure. Le message griffoné au stylo bille : 12.30 AF. Il saisit la boite d'alumette sur l'étagère, passe à la cuisine, enflamme le papier et le dépose dans l'évier. Rendez-vous demain, 12h30, à l'ambassade de France. Il est déjà 2 heures du matin. En s'allongeant sur le BZ, il repense aux paroles d'Ingrid Bétancourt : « L’opération de l’armée de mon pays, de l’armée colombienne a été absolument parfaite ». Tout ce barnum en vaut-il la peine ? Combien de foutus types sont déjà morts ? J'ai envie d'une cigarette.
*
Marcus frôlait un rêve quand la porte se dégonda. Il se jète derrière le BZ, saisit le Glock, tourne la tête. Ca beugle : « Tus manos ! Tus manos ! » Le contre-jour dessine l'ombre chinoise de rangers et de casques. Les Maglights l'aveuglent. « Tus manos ! Maricón ! ». Deux, trois mecs au max. « Muéstrate ! ». Deux balles partent, il a visé les casques. La riposte déglingue le BZ. Il a déjà jaillit par la fenêtre, les bris de glace scintillent dans le coin de son oeil. Son épaule encaisse le choc de la chute. Le tintement des vitres sur le dallage du patio, deux raffales partent, la brique gicle du mur. Il a la jambe en feu. Ses chaussettes glissent dans l'entrée. « Doit y'en avoir dehors ». Il passe derrière la loge vide du gardien, dévérouille le loquet et dévale les escaliers de la cave. Leurs voix s'estompent, mais il sprinte toujours, l'arme au point. Dans sa course, il inspecte sa cuisse gauche : entaille par éclat de verre, ça pisse le sang. Il retire son T-shirt, ralentit pour éponger la tâche, le noue autour de la plaie et bifurque à droite. Cinq, six mètres. Il détache le paneau de bois, passe derrière, attrape la cordellette et remboite le panneau. Ca court derrière lui. Il n'a plus qu'à dégringoler de l'échelle, dans l'égoût. Bien heureux qu'il pleuve pas. Il doit être sous la rue Castilla. Il n'a plus qu'à courser, tout droit, jusqu'au croisement. Ses chaussettes sont trempées. Au-dessus de lui, la rue vit encore. Le passage des voitures fait trembler les parroies. L'éclat de la Lune ricoche sur les murs glauques. Il n'est plus suivi. Au croisement, il reprend sa respiration, s'assure de ne pas avoir d'autres plaies, et poursuit sa route à gauche, en claudiquant. Des sirènes de police au-dessus de sa tête. Il a passé l'angle Arica-Castilla. « Les échelles doivent être à 100 mètres, la troisième sur la droite. Quel est le connard ? Putain ! J'ai dû en buter un, au moins. Le messager à été suivi. Quelle connerie c'est messages. Ils peuvent pas me prévenir en pleine rue ? Trois ans, trois ans sans problème, cool. Pourtant j'en ai fait des trucs bordel ! Pourquoi aujourd'hui ? Quelle heure est-il ? J'ai envie d'une cigarette. »
*
La rouille sur les barreaux de l'échelle lui rougissent les mains. Il doit encore escalader le muret. C'est bon, le paneau coulisse. Deux rats se glissent à sa suite dans le local de canalisation de l'hôtel El Pardo. Il tatonne dans l'obscurité, suivant la tuyauterie, jusqu'à la porte, déverouille le loquet et pénètre dans les cuisines. Coup d'oeil circulaire. Personne. Où sont les vestiaires bordel ! Dans le coin droit, au-dessus d'une porte battant : Guardarropa. Ses chaussettes laissent des traces boueuses. Il les retire. Une vingtaine de casiers fermés l'accueillent. Il vérifie un par un les cadenas. Deux sont ouverts. Le premier, vide. Dans le second, un uniforme de marmiton traine, tâché de sauce. Il dénoue le t-shirt de sa cuisse. La plaie est profonde, le sang suinte toujours. Marcus pose le Glock, déchire le T-shirt, se refait un garreau et enfile le pantalon. Tout en boutonnant la chemise trop petite, il efface les traces de pas avec le reste du t-shirt en serpillère sous son pied. De l'autre côté de la pièce, un saut et une bouteille de Javel Altor. Super. Il balance le t-shirt dans un évier, et vide la bouteille. Le tissu passe d'un noir délavé au jaune pisse. Il ouvre le robinet, essore le t-shirt, rebouche et repose la bouteille. Le sang sur le tissu n'est plus identifiable. Reste à trouver une poubelle. Là. Il se lave les mains et réajuste le Glock glissé dans le creux de ses reins. Maintenant : trouver le monte charge. Il entre dans un couloir éclairé. Voilà l'ascenceur. Il pousse le bouton d'appel. Petite décharge d'adrénaline. La porte s'ouvre : personne. Ok, 6ème étage. Passé dans le couloir, ses pieds apprécient le contact de la moquette rouge. Les appliques diffusent une sobre lumière ambrée. 6022, 6023, 6024. 6025 ! Il cogne du dos de la main contre le bois de la porte et dégaine le Glock. Il y a une odeur de pin dans l'atmosphère. Nouvelle tentative, plus musclée. On bouge à l'intérieur. La porte demande « Qui est là ? »
-M.A.
-Vous dites ?
C'est la bonne voix. Il rengaine.
-Marcus.
La porte s'ouvre d'un centimètre. Dans la pénombre, un oeil brille.
-Merde. Entrez.
Marcus se glisse dans l'embrasure et referme le loquet. Face à lui, le Colonel Michel, torse nu et bas de pyjama, l'arme au point le long de sa cuisse, fait la gueule. La chambre est cossue, la salle de bain sur la droite, un chiote à gauche, le lit double fait face aux fenêtres. Le colonel allume une lampe de chevet, gratte son crâne chauve, substitue à son S&M une télécommande. La télévision retransmet du foot, la Copa Perù. Il élève le volume.
-Vous êtes blessé ?
-Non, juste un pèt à la jambe, je nettoierai ça plus tard.
-Vous êtes armé ?
-Oui.
Marcus tend le Glock. Le Colonel se relève, le saisit par la culasse, retire le chargeur, fait sauter la balle du magasin et dépose le tout sur le lit. Durant cette minute, Marcus admire le match. FBC Melgar VS Alianza Lima. Le commentateur s'époumonne : « Prado toma la pelota y drible... »
-Que s'est-il passé ? Asseyez-vous.
Marcus prend une chaise, pose ses fesses et demande une cigarette. Hochement négatif de la part du Colonel.
« Guiterrez se pelea para Lima ! »
-Trois mecs en tenue de commando, avec des SMG P90. J'étais dans le noir. J'ai shooté et me suis précipité dans l'égout, jusqu'ici.
-Putain mais qui c'est !
« Esquina, Esquina ! »
-L'équatorien est peut-être responsable, mais je ne saurais pas dire pourquoi.
-Quoiqu'il en soit, Andrade, vous êtes grillé dans la zone. Vous avez abbatu des gars du commando ?
« La vía es libre para Aparcana ».
-Un certain, le reste, c'est du hasard.
« Goaaaaalll ! Alianza Lima marqua ! Dos a uno... »
-Putain de foot de merde, on s'entend plus chier ici ! Andrade, je vous exfiltre dans deux heures. Vous serez à Paris avant mardi.
-J'ai rendez-vous à midi...
-Je sais, on s'en fout, c'est un debrief' à la con. (le colonel s'est levé). Je sors téléphoner. Vous pouvez prendre une douche. J'ai des fringues propres dans la valise : chopez un polo et un froc. Par contre, vous vous contenterez de tongs au pied. Pour votre cuisse, j'ai vu un nécessaire de couture dans la salle de bain, tiroir du bas. Désinfectez à l'eau de cologne, mais, ne vous enfilez pas tout ! J'ai aussi des seringues de vaccin dans la poche intérieure du sac. Vous pouvez vous shooter, j'en ai un stock.
Le colonel change de pantalon, enfile sa chemise et saisit sa veste. Il sort sans arme.
-Merci monsieur.
-Tâchez de survivre jusqu'à mon retour.
La porte s'est déjà refermée.
« Todavía un minuto y es la victoria para Lima ! »
Et merde, j'ai raté le match...
Un été, à Apurimac, un ex-commandant du P.C.P-Sentier Lumineux, reconverti dans la culture de la Coca, lui avait lancé "toi, tu as une gueule de français", avant de se raviser. Marcus avait alerté la hiérarchie. Aujourd'hui, le frère Marquez ne s'était pas ravisé. Il n'avait alerté personne. Oui, la connerie à un prix.
Il toise le minibar, ouvre la porte et extirpe une mignonette de pisco Alto Del Carmen. Ca vaut bien une petite cigarette.